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Colloque : Rapport à l’écrit et accès à la culture

Le 4 octobre 2019, nous avons été invitées à Reims au colloque « Rapport à l’écrit et accès à la culture » de l’association française Initiales, centre de formation et pôle régional  de ressources culturelles pour la promotion de la diversité et la lutte contre l’illettrisme (région Grand Est). Une riche rencontre transfrontalière réunissant association d’alphabétisation / lutte contre l’illetrisme, bibliothèques (médiathèques comme on dit en France), artistes et opérateurs culturels… Un constat : une volonté de part et d’autre de « sortir des murs », qui de la classe qui de la bibliothèque… Ce qui est encourageant pour les dynamiques à venir.

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Le récit de nos expériences bruxelloises furent grandement appréciées par l’assemblée. Voici en primeur l’article que nous avons écrit pour les actes du colloque, dont nous vous tiendrons au courant de la parution sur ce blog :

 

Pratiques d’alphabétisation en bibliothèque – Construire des liens pour plonger dans l’univers des livres

Présentation de France FONTAINE et Marie FONTAINE

Devenir lecteur ne se limite pas à maîtriser un acte technique, c’est surtout découvrir et s’approprier une nouvelle culture. Une culture, ça ne s’apprend pas : ça se vit, ça se partage, ça se transmet. Le lien social est donc une composante essentielle à prendre en compte si on désire amener notre public à réellement devenir lecteur.  Concrètement, la publication « Pratiques d’alphabétisation en bibliothèque »[1] vous propose trois types de projets où les liens se tissent autour du livre, pour créer un pont vers la culture de l’écrit.

Le Collectif Alpha agit depuis plus de 40 ans à Bruxelles auprès d’hommes et de femmes adultes, belges et d’origine étrangère, qui ont en commun le fait d’être en rupture avec le monde de l’écrit, dans quelque langue que ce soit. Son action relève de l’alphabétisation populaire : la lecture et l’écriture sont considérées comme des moyens pour s’émanciper, pour prendre sa place dans la société (pour le moins dans notre société de l’écrit) et se positionner de manière citoyenne et critique. Cette ligne directrice est présente de manière transversale dans l’offre de cours, tant dans des ateliers (théâtre, maths, jeux,…) que dans les 15 heures de cours de français. Outre l’apprentissage technique, l’essentiel est de faire découvrir le plaisir de lire, et de ne pas limiter cette activité à l’enceinte de la classe. C’est ainsi que depuis plus de 10 ans, plusieurs projets ont émergé pour investir des lieux dédiés à la lecture : les bibliothèques.

Le livre, vecteur de lien social.
Le lien social, porte d’entrée dans l’univers des livres.

Construire une relation dans la durée

Créer des liens sociaux, de nouvelles habitudes culturelles prend du temps. Une simple et unique « visite découverte » ne suffit pas à dissiper les craintes et à installer de nouvelles habitudes culturelles. Nous avions déjà constaté qu’il était vain d’espérer qu’une simple « mise en contact » soit un coup de pouce suffisant pour que l’alchimie se fasse, et qu’une nouvelle voie soit naturellement empruntée : nous avons installé des pièces confortables tapissées de livres, de magazines, de journaux (…) Attendant monts et merveilles de ce nouvel environnement, nous avons dû rapidement déchanter : il ne suffisait pas d’entourer des illettrés de livres pour que naissent des pratiques de lecture. [2] Le constat est identique lors des visites ponctuelles organisées en bibliothèque : sans une médiation rien ou peu ne se passait ensuite. Il est important pour notre public d’avoir le temps d’apprivoiser ce lieu, le temple du livre, ainsi que ses habitants et les livres. Ainsi ont émergé des partenariats institutionnalisés, afin de favoriser la rencontre durable entre le monde des apprenants et le monde des bibliothèques.

Bibliothécaires et apprenant·es : s’apprivoiser mutuellement

Ce partenariat a été facilité par un décret datant de 2009[3] qui demande aux bibliothèques publiques d’agir pour le développement de pratiques de lectures du plus grand nombre, et plus particulièrement des « publics éloignés de la lecture » (bébés, personnes en maison de repos et … personnes illettrées).  Une injonction pas si évidente pour les bibliothécaires : comment se comporter avec des personnes totalement étrangères au monde de l’écrit dans ce lieu dédié aux livres ? Car si notre public est déstabilisé à l’idée de pénétrer dans un lieu qui symbolise un savoir duquel il a été exclu, c’est réciproque. Cela peut d’ailleurs donner lieu à des scènes cocasses : lors d’une première visite du groupe en bibliothèque, la bibliothécaire réagit de manière vive lorsqu’elle constate que des apprenants ont enlevé leurs chaussures en entrant dans les lieux. Ce qui lui apparait comme un comportement inapproprié était pour eux une marque de respect. Ce genre de situations n’est pas une exception, même outre-Atlantique. C’est pourquoi la ville de Montréal a réalisé un guide pour les professionnel·les face à ce nouveau type de public : « La bibliothèque dont vous êtes le héros » reprenant des principes, un itinéraire et un dictionnaire pratique.

Diffuser des pratiques qui inspirent : un livre, un blog

Afin de diffuser largement son expérience, le Collectif Alpha a rassemblé trois types de projets dans un ouvrage : « Pratiques d’alphabétisation en bibliothèque ». Les deux premiers mettent l’accent sur la création de liens autour du livre, le premier en mettant l’accent sur la relation qui se noue autour des livres entre les parents et leurs tous jeunes enfants, et le second favorisant la rencontre par paires entre un.e bénévole passionné.e de livres et un.e apprenant.e en alphabétisation.  Le troisième ne fait pas intervenir de public tiers mais implique un engagement particulier des bibliothécaires, en complémentarité avec les formateur·rices. Il se concentre sur l’acte de lire via la pédagogie du projet : pour les plus débutants cela passe par la lecture vivante d’albums jeunesse et d’activités de découverte, et pour les plus avancés il s’agit de développer la compréhension à la lecture et d’améliorer leurs compétences en identifiant de nouvelles stratégies de lecture. Avec pour finalité, le plaisir de lire et identifier ses goûts en matière de lecture et in fine la liberté de pouvoir choisir.

L’ouvrage est prolongé par un blog, https://alphaenbiblio.wordpress.com, destiné autant aux bibliothécaires qu’aux professionnel.les de l’alpha et aux bénévoles, mais aussi aux apprenant.es eux-mêmes. On y trouve d’une part des animations et des expériences vécues dans le même esprit, et d’autre part des présentations de livres, qu’ils aient eu du succès ou au contraire qu’ils se sont avérés inadaptés au public spécifique que nous ciblons. Il est appelé à s’enrichir au fil du temps : vous aussi, faites-nous part de vos projets, vos retours, vos listes de livres…

Le projet parents-enfants : lecture-câlin

Le premier rapport avec le livre, en tant que lettré ayant grandi dans un milieu de lettrés, se fait bien souvent dans les bras câlins d’un être cher. La lecture est alors associée à un affect positif, de plaisir, d’évasion dans l’imaginaire et de sécurité. Les personnes analphabètes n’ont généralement pas bénéficié de cette expérience, et ne la reproduisent pas avec leurs propres enfants. Par la suite, une fois que les enfants apprennent à lire, ceux-ci portent parfois un regard négatif sur le parent, moins avancé : « Toi tu ne sais même pas lire, tu n’as rien à me dire ! ».

En 2009, la formatrice Annick Perremans met en place des séances avec ses apprenants et leurs tous jeunes enfants (pas encore lecteurs eux-mêmes) au sein même de la bibliothèque, afin de créer une situation affective positive de reconnaissance mutuelle autour du livre, et d’ainsi renforcer l’estime de soi. Outre le transfert des compétences en-dehors du lieu d’apprentissage, cela contribue à démystifier la notion de « savoir lire ». En effet, il est possible de lire et de partager autour du livre sans avoir besoin de maîtriser la technique de lecture, comme le font nombre de jeunes enfants, puisque des livres pour tous petits, du style cherche et trouve, ne demandent pas  de lecture de texte. Ils sont pourtant bien en train de lire, alors qu’ils s’immergent dans le livre.

  • Une vidéo présente plus largement ce projet, disponible sur le blog.

Lire à deux pour accéder au plaisir de lire

Une remarque récurrente des apprenant·es est la difficulté à rencontrer des personnes « belges », parlant français, lettrées… Or pour progresser dans l’apprentissage d’une langue, il faut la parler. Et pour mieux lire, il faut … lire. Malheureusement, la lecture, lorsqu’elle n’est pas encore assez fluide, peut constituer un obstacle au plaisir de lire : trop d’incertitudes, trop de questionnements (des mots sur lesquels on butte, des référents culturels qui manquent)… et personne pour y répondre lorsqu’on se retrouve livré à soi-même, hors de l’école.

C’est en réponse à cette situation que le projet « Lire à deux » a été créé par la formatrice Krisitine Moutteau. Cette fois ce sont des volontaires, adultes, qui rejoignent le groupe en bibliothèque, une matinée toutes les deux semaines. L’objectif est en effet de sortir de la classe et d’une relation d’apprentissage avec un·e formateur·ricepour laisser le champ libre au plaisir de lire et d’échanger sur la lecture… et sur d’autres choses aussi. Il arrive alors que des liens durables se prolongent en dehors des ateliers. Un autre avantage de ce projet est qu’il permet de gérer l’hétérogénéité des groupes : chacun peut avancer à son rythme puisque la lecture se faire par paires, un·e apprenant·e lisant et un·e bénévole accompagnant.

Ce projet rencontre un franc succès : il a débuté avec le Collectif Alpha de Saint-Gilles et s’est poursuivi avec celui de Molenbeek, pour ensuite se poursuivre indépendamment du Collectif Alpha dans plusieurs autres bibliothèques, accompagnés par l’asbl Âges et Transmissions. Les bénévoles de cette association menaient déjà depuis de nombreuses années le projet « Coup de pouce pour la lecture » auprès d’enfants en difficultés dans les écoles : s’adresser cette fois à ceux qui pourraient potentiellement être les parents de ces enfants prenait donc tout son sens. Sylvie Lerot, responsable de ce projet pour l’asbl, a pour mission d’accompagner le lancement de nouveaux partenariats lorsqu’on fait appel à elle : elle veille à ce que l’esprit du projet soit respecté et met en place des moments d’évaluation et d’échange entre les différents acteurs d’un projet, mais aussi entre projets. En effet, chacun l’adapte en fonction des réalités du terrain.

La construction d’un troisième territoire, entre bibliothèques et alphabétisation

Ce troisième projet, contrairement aux deux premiers, met le focus sur l’acte de lire et le rapport au livre, via la pédagogie du projet. Chaque année, il aboutit à la production d’une réalisation des apprenant·es qui est ensuite présentée publiquement afin d’être valorisée vers l’extérieur. Ces productions peuvent prendre des formes variées. Ainsi, une année, la bibliothécaire Françoise Deppe a proposé à son binôme la formatrice, France Fontaine de travailler à l’aide de Popplet, une application en ligne qui permet d’organiser l’information sous forme de carte mentale simple avec du texte, des images, des photos … Cet outil numérique a été utilisé par les apprenants pour faire le récit écrit du processus de l’atelier sur la thématique de l’identité, présenter de manière structurée et imagée les albums lus des livres, la visite d’une exposition des expositions, les autoportraits des membres du groupe, etc.

L’implication de la bibliothécaire est bien plus forte dans l’élaboration de cet atelier, en terme de temps de préparation avec la formatrice afin de co-construire un troisième territoire commun à partir de leurs pratiques professionnelles respectives. De la définition des objectifs pédagogiques de l’année à la préparation des séances spécifiques jusqu’à l’évaluation du projet avec les apprenants, tout se travaille ensemble. Cette implication est aussi profitable au métier de bibliothécaire, offrant un regard neuf sur leur pratique, permettant d’enrichir les rapports avec les usagers de la bibliothèque.

L’objectif général de ces ateliers de lecture est de développer le goût de la lecture, en travaillant plus précisément sur l’acte de lire. Lire n’est pas uniquement un acte technique, il s’agit surtout de comprendre, de faire du sens, d’entrer en relation avec  le texte, de se laisser impacter par celui-ci. Lorsqu’on se limite à déchiffrer, et encore, de manière lente et hésitante, il est difficile d’atteindre ce stade. C’est pourquoi les animations proposées en bibliothèque proposent d’entrer dans le monde du livre : son auteur et son éditeur, son message et son univers … Mais elles mettent aussi l’accent sur ce que nous faisons de manière plus ou moins inconsciente en lisant : formuler des hypothèses, rechercher des indices, découvrir les liens inédits entre le texte et l’image, et ensuite les valider ou les abandonner en fonction de ce que la lecture nous apprend. Cette approche pédagogique, basée  sur la Gestion Mentale, permet d’aller au-delà du livre, de se questionner, d’évoquer, … et de partager cela.

  • Cette démarche, accompagnée d’une vidéo qui donne la parole aux apprenants, bibliothécaire et formatrice, est présentée sur notre blog.

Quels livres choisir pour ces lecteurs ?

Quels livres choisir pour donner le goût de la lecture à des lecteurs et lectrices en herbe, mais adultes, avec des préoccupations et des goûts d’adultes ? Les albums jeunesse ne sont-ils pas trop infantilisant ? D’un autre côté, se plonger tout de suite dans un roman risque d’être tellement ardu que le plaisir n’y sera plus. En effet, les tournures littéraires et les implicites culturels constituent des écueils qui justifient un accompagnement, tel ceux proposés dans « Pratiques d’alphabétisation en bibliothèque ».  La dernière partie de l’ouvrage se penche donc sur la question du choix des livres pour adultes débutants en lecture, argumentant l’intérêt de travailler avec des albums jeunesse, posant quelques critères à prendre en compte et présentant quelques livres spécialement écrits pour (et parfois par) un public analphabète. Ainsi, la collection La traversée a été spécifiquement réalisée dans le but de proposer des romans courts et simples écrits par des auteurs reconnus, ayant fait l’exercice de s’adapter à ce public spécifique.

 

Donnons le mot de la fin à Françoise Deppe, bibliothécaire partenaire de France Fontaine, soulignant l’essence même de l’acte de lire, qui le rend si beau et qui nous rassemble :

Quand on ne présente pas [le livre] comme un objet de lecture obligatoire, ou un objet de compréhension en soi, c’est : « Tiens, qu’est-ce que ça peut me raconter ? Qu’est-ce que ça raconte sur les autres ? Comment je peux m’en servir ? Qu’est-ce qui me plait ou me déplait ? » Généralement, sauf pour les besoins purement utilitaires, la relation aux livres qu’on aime ou qu’un n’aime pas est très forte. Elle est liée aux émotions, ça nous rends tous un peu pareils par rapport aux livres. [4]

 

[1]  Pratiques d’alphabétisation en bibliothèque / MAES Frédéric (coord.), Les Editions du Collectif Alpha, 2018.

[2]  1001 escales sur la mer des histoires : 52 démarches pédagogiques pour apprendre (et aimer) les livres / MICHEL Patrick, Les Editions du Collectif Alpha, 2001, p.8.

[3] Décret du 30 avril 2009 relatif au développement des pratiques de lecture organisé par le Réseau public de la Lecture et les bibliothèques publiques : http://www.bibliotheques.be/index.php?id=9230

[4] Pratiques d’alphabétisation en bibliothèque / op.cit., p.54. Transcription de l’interview dans l’émission Quai des Belges que l’on retrouve sur le blog (14’45 à 15’30) : https://alphaenbiblio.wordpress.com/2019/01/02/de-lobligation-administrative-a-la-relation-emotionnelle/